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STENDHAL, SARTRE ET LA MORALE

ou

la Revanche de Stendhal

Paul Desalmand

 

Conférence prononcée le 5 décembre 2001 à la Bilbliothèque historique de la Ville de Paris dans le cadre des activités de l'Association des amis de Stendhal.

*****

 

D'après un propos rapporté, Sartre aurait dit que tout homme qui, à vingt ans, n'a pas été amoureux de la Sanseverina, avait toutes les chances de ne pas être très intéressant. De source plus sûre, on sait qu'entre vingt et trente ans, il a plusieurs fois résumé son ambition en disant qu'il voulait être à la fois Spinoza et Stendhal 1. Rien de moins. Victor Hugo voulait être Chateaubriand ou rien. Sartre souhaitait devenir à la fois l'écrivain qu'il admirait le plus et l'égal de l'un des plus grands du panthéon philosophique.

Pourtant Sartre n'a pas écrit d'article ou de livre sur son auteur préféré. Il consacre 3 000 pages à Flaubert, qui joue à son égard le rôle d'une sorte de repoussoir. Il publie des études sur de multiples auteurs, mais sur Stendhal, en dehors de notations éparses, très nombreuses il est vrai, rien. Du moins rien qui nous soit parvenu car, si l'on en croit une lettre à Simone de Beauvoir, il aurait écrit un développement d'une trentaine de pages sur le Journal de Stendhal dans l'un de ses carnets de guerre égarés. Pour ne pas en dire que du bien d'ailleurs à ce que l'on peut deviner. En revanche, à la même époque, dans ce qui deviendra les Carnets de la drôle de guerre, il s'exprime sans réticences son sentiment : ' Relu avec une admiration profonde les soixante premières pages de La Chartreuse de Parme. Le naturel, le charme, la vivacité d'imagination de Stendhal ne peuvent être égalés. Ce sentiment de l'admiration, si rare chez moi, je l'ai eu pleinement. Et quel art du roman, quelle unité dans le mouvement. 2 '

L'un des personnages de La Mort dans l'âme, Mathieu, a envisagé une étude sur Stendhal. Il a même acheté quelques livres dans cette perspective, mais les choses en sont restées là 3.

Michel Contat explique ce silence paradoxal par le fait que l'on parle mal de ce que l'on aime 4. Ce qui est assez stendhalien, puisque nous savons, qu'à plusieurs reprises, Henri Beyle s'arrête d'écrire au moment où il est sur le point d'évoquer son bonheur 5.

*

Notre exposé s'articule en deux temps. La première partie sera anecdotique, biographique, presque mondaine. Elle évoquera les très nombreux points de ressemblance entre les deux hommes pour ensuite s'arrêter sur trois grandes différences. A la suite de quoi sera posée une première fois la question de la revanche de Stendhal.

La deuxième partie sera, elle, philosophique et centrée sur la question de savoir si l'on peut considérer Stendhal comme un précurseur de l'existentialisme. Cette partie conduira évidemment à mettre en parallèle la morale de ces deux écrivains. Ces différents points abordés, l'auditeur saura enfin ce que nous entendons vraiment par la revanche de Stendhal.

I

Les ressemblances sont si nombreuses que nous devrons pratiquement nous contenter d'une énumération. En revanche, nous nous arrêterons plus longuement sur trois grandes différences.

 

Ressemblances

1. Une époque troublée

Stendhal et Sartre vivent l'un et l'autre dans une période troublée. Stendhal a six ans l'année de la prise de la Bastille et dix en 1793 quand, à sa plus grande joie, la Convention coupe la tête à Louis XVI. Il vit durant la partie la plus mouvementée de l'histoire de France et y participe pour ce qui est de l'épopée napoléonienne. Sartre naît en 1905, année de la première révolution russe. Il a f ans lorsque commence la guerre de 14. De plus, il se trouve directement concerné par la Seconde Guerre mondiale à laquelle il participe, soldat d'abord, prisonnier ensuite.

Mais quelle période n'est pas troublée, nous dira-t-on ? Il est vrai. Retenons tout de même ce fait à cause des conséquences qui en ont résulté. Pour l'itinéraire de chacun d'entre eux, l'expérience de la guerre a été fondamentale (surtout la retraite de Russie pour Stendhal et le séjour dans un stalag pour Sartre). Ces expériences les amènent à sortir de leur ego et les conduisent à mieux percevoir ce que, pour aller vite, nous appellerons la dimension du collectif. L'un et l'autre considéreront cette période comme essentielle dans leur formation même si elle n'est survenue qu'au milieu de leur vie 6.

2. Des bourgeois qui haïssent la bourgeoisie

Ils naissent dans un milieu de petite bourgeoisie qui leur sert de repoussoir. Ces deux fils de bourgeois vont passer leur vie à régler leurs comptes avec la bourgeoisie. Ils ont les mêmes ennemis. Les rapports qu'ils entretiennent avec le peuple sont pourtant assez différents. On connaît l'attitude de Stendhal qui pourrait se résumer par une formule que l'on a prêtée à Mauriac : ' Je veux bien mourir pour les ouvriers, mais qu'on ne me demande pas de vivre avec eux. ' Sartre, durant sa mobilisation, constate qu'il fait preuve de beaucoup plus d'indulgence avec les militaires issus du peuple qu'avec les autres : ' Avec ce gros homme brutal et grossier qui rote et pète comme il respire, je fais la putain parce qu'il est ouvrier 7. ' Mais on ne peut pas dire qu'il ait, à la différence de Camus, connu le peuple de l'intérieur

3. Une mère volée

De très nombreuses ressemblances aussi dans la constellation familiale. Dans les deux cas, le rôle important des grands-parents pour ce qui est de l'ouverture à la culture 8. Pour la formation de la personnalité, c'est pourtant la relation avec les parents qui va jouer le rôle clé. Résumons en disant : adoration pour la mère, haine du père (ou son substitut pour Sartre).

Pour Henri, sa mère, dont il est fou, meurt alors qu'il a sept ans. Il ne s'en remettra jamais. Il prend en haine son père qu'il juge partiellement responsable de cette disparition et ne pardonnera jamais à Dieu. La mère de Jean-Paul ne meurt pas au cours de son enfance, mais c'est tout comme. Elle se remarie et, pour l'enfant qui l'adore, c'est le drame. Son père étant décédé un an après sa naissance, a peu compté pour Sartre. Il n'en a connu qu'un portrait placé au-dessus de son lit et qui disparut dès le remariage de sa mère. Il a alors douze ans. L'animosité contre le beau-père qui lui a volé sa mère, comme chez Baudelaire, est tenace.

Contentons-nous de deux anecdotes significatives. Dès que son beau-père meurt, Sartre, qui jusque-là vivait à l'hôtel et travaillait dans les cafés, vient s'installer chez sa mère. Par ailleurs, lui, l'athée impénitent pour qui, en bonne logique, la mort est un solde de tout compte, refusa net d'être enterré à côté de son beau-père.

4. Goût précoce de la lecture et compensation dans l'imaginaire

Pour s'en tenir à l'enfance, chez tous les deux, un goût précoce pour la lecture et une prédilection pour le récit des grands exploits. Il en restera peut-être une propension à se définir par rapport à des modèles.

Notons le lien entre cette tendance à vivre dans l'imaginaire et le fait d'avoir été exclus d'un vrai contact avec les enfants de leur âge, ce dont ils ont souffert. Stendhal en parle dans la Vie de Henry Brulard : ' Je voyais sans cesse passer sur la Grenette des enfants de mon âge qui allaient ensemble se promener et courir ; or, c'est ce qu'on ne m'a pas permis une seule fois. [... ] Qui le croirait ? Je n'ai jamais joué aux gobilles (billes) et je n'ai eu de toupie qu'à l'intercession de mon grand-père... ' Grand-père à qui tante Séraphie, sa fille, fera une scène à cette occasion. Le jeune garçon se console en lisant Don Quichotte qui le fait ' mourir de rire '.

La situation est proche, mis à part le rôle des parents, pour Sartre. Au jardin du Luxembourg, des enfants forts et rapides jouent et le frôlent sans le voir. Impossible de se faire accepter. Sa mère lui propose d'intercéder auprès des mamans assises à proximité, mais il refuse : ' Je la suppliais de n'en rien faire ; elle prenait ma main, nous repartions, nous allions d'arbre en arbre et de groupe en groupe, toujours implorants, toujours exclus. ' Comme Stendhal, il se réfugie dans la lecture et les triomphes fantasmatiques 10.

5. Dieu au rancart

Assez tôt aussi chez l'un et chez l'autre, l'évacuation de Dieu. Un athéisme précoce. Le courage de refuser ce que Camus appelle les ' métaphysiques de consolation '. Stendhal, tout aussi bien que Sartre, aurait pu écrire : ' L'athéisme est une entrepris cruelle et de longue haleine, cruelle : je crois l'avoir menée jusqu'au bout 11. '

6. Un goût commun pour l'Italie, la peinture et la musique

Ils ont en commun un goût pour l'Italie, la peinture et la musique. Sartre séjourne chaque année en Italie. Il écrit sur le Tintoret, mais n'a pas pour la peinture la passion de Stendhal. Même chose pour la musique. Notons toutefois que Sartre joue du piano (jazz et classique). Il sait déchiffrer alors que Stendhal n'a jamais su se plier à ce qu'il appelle la ' bêtise ' de la musique (l'apprentissage fastidieux). Sartre qui a même composé une sonate est

beaucoup plus ouvert que Stendhal à la nouveauté. Pour aller vite, disons que ce dernier connaît mieux la musique, mais que Stendhal l'aime plus.

7. La séduction par la parole

Chez tous les deux, un penchant marqué pour les personnes du sexe. Et chez tous les deux la volonté de compenser le manque de charme physique par la parole.

Très tôt, ils savent qu'ils ne seront pas des séducteurs dans le sens traditionnel du terme. À noter la similitude physique : ils sont tous les deux très enrobés. Dès son adolescence, Stendhal est appelé par ses camarades ' la tour ambulante ' et lorsqu'il se rend aux Etats-Unis, Sartre est surnommé ' 5 sur 5 ' (cinq pieds sur cinq soit 30, 48 cm x 5). Comme de plus il louche, Nelson Algren, dans une lettre à Simone de Beauvoir, s'étonne qu'elle puisse lui préférer cet ' avorton bigleux '.

Pour ceux qui aiment la précision, Sartre mesurait 1 m 57 et Stendhal 1 m 70 (même 1 m 706) si l'on en croit le seul document disponible, un registre du 6e dragon établi en 1801 (ce qui était relativement grand si l'on songe que la taille moyenne a augmenté depuis).

Tous les deux vont comprendre que lorsqu'un homme n'est pas spécialement beau ou lorsque l'âge atténue son charme initial, il lui reste la possibilité de séduire par le discours : la parole et à un moindre degré l'écrit.

Celui qui parle bien plaît. L'esprit, le charme, compensent les défaillances du corps. Il ne faut d'ailleurs pas exagérer cette laideur pour nos deux auteurs. Dans les deux cas, nous avons des témoignages relatifs à la beauté de leur visage, beauté de rayonnement qui fait oublier ce qui est strictement physique.

8. Pas des gourmets ni de grands abatteurs de bois

Pas véritablement des gourmets. La pensée passe avant la mangeaille. Pas non plus de grands abatteurs de bois. Plutôt des masturbateurs que des coïteurs pour reprendre une expression de Sartre. La chose est avérée pour Sartre. Un peu moins sûre pour Stendhal si l'on interprète ce que dit la comtesse Curial. En fait, ils sont l'un et l'autre des cérébraux. L'amour est plus cosa mentale que ' cosa tripale '.

9. Tendance au suicide lent

Enfin, chez tous les deux une tendance au suicide lent. Il existe deux manières de se suicider : le pistolet sur la tempe qui est la méthode rapide et des méthodes lentes comme l'ingestion intensive d'alcool, de drogue ou autres procédés du même genre. Chez ces deux êtres, un tonus, une ' pêche ' ' avec comme corollaire leur volontarisme, leur ardeur au travail.

Mais, en même temps, une tendance à se détruire. Si Éros est fort, Thanatos l'est tout autant. Stendhal boit moins de café que Balzac, mais il en parle tout de même comme d'une lettre de change tirée sur le bonheur à venir 13. Sa façon de se détruire est la fréquentation assidue des bordels sans toujours les précautions requises. Le résultat plus ou moins recherché est atteint 14.

Quant à Sartre, s'il y avait eu un contrôle antidopage des écrivains, il aurait eu quelques problèmes avec les services sanitaires. Il fume deux ou trois paquets de Boyards (cigarettes assez fortes) par jour, quand ce n'est pas la pipe ou le cigare, bois sans modération, ne lésine pas sur la corydrane, l'othédrine ou autres amphétamines (alors en vente libre). Il faut doper la machine, mais, dans une optique très Peau de chagrin, la machine finit par se venger. En 1971, il subit une première attaque cérébrale. Dans les années qui suivent, le corps et la tête le lâchent.

*

On pourrait encore évoquer leur féminisme, l'importance de l'inachevé, selon moi étroitement liée à leur conception du monde, la littérature comme sacerdoce, le lien jamais rompu entre littérature et philosophie, une allergie à la poésie et au lyrisme, une tendance à faire passer la vérité avant la beauté, le récit autobiographique sans concessions comme s'il fallait faire mieux que Rousseau dans le dénudement, leur côté pédagogue. ' Stendhal est un instituteur raté. 15 ' écrit quelque part Philippe Berthier ; Sartre a parfois un ton lourdement professoral, et même un peu régent de collège, par exemple dans sa polémique avec Camus. Ajoutons leur animosité à l'égard de Chateaubriand et leur effort pour définir le statut de l'intellectuel (le mot n'existait pas à l'époque de Stendhal qui parlait d'une ' classe pensante ') 16.

Différences

À coté de cette multitude des points de ressemblances, trois grandes différences. Sartre va réaliser, au plus haut point possible, les trois grands rêves de Stendhal.

1. La gloire de son vivant.

2. L'argent à profusion.

3. Une femme à sa hauteur.

 

La gloire

La gloire de Sartre n'est ni spécialement précoce ni spécialement tardive. L'entrée dans la vie professionnelle, le passage de la trentaine sont des caps difficiles. Il commence à se dire que loin de ses rêves de grandeur, il va peut-être finir sa vie à moisir dans un lycée de province. Puis, en 1937, tout se débloque. La Nausée, jusque-là refusée est acceptée s'il veut bien en retrancher cinquante pages et enlever les mots jugés trop crus. ' Le Mur ' paraît un peu avant le roman dans la NRF. Il rencontre Wanda, est nommé à Paris. Le vent a tourné. Après son retour du camp de prisonniers en mars 1941, il fait jouer ses pièces (Huis clos, Les Mouches), publie L'Etre et le Néant (1943). En 1945, il devient, et pour longtemps, une vedette internationale.

Sa gloire prend une ampleur sans égale dans toute l'histoire de la littérature. Le seul qui puisse lui être comparé sur ce point est, dans un autre domaine, Picasso. Stendhal, n'était pas aussi inconnu de son temps qu'on le dit parfois. Sa notoriété cependant restera parisienne et ne sortira pas d'un petit cercle. Sa gloire s'édifiera petit à petit, au fil des décennies. Cette différence est d'importance.

L'argent

Sartre a d'abord des revenus fixes en tant que professeur agrégé. À partir du moment où il devient célèbre, sa situation, en ce qui concerne l'argent, devient celle à laquelle Stendhal a toujours et vainement rêvé. Il n'a plus besoin de compter et peut dépenser et donner sans souci du lendemain. Il lui arrivera d'être parfois quelque peu débiteur du fait de sa grande générosité, mais l'éditeur éponge vite les dettes.

Cet éditeur, vu la prodigalité de son auteur, pour lui faciliter la vie, prend l'initiative de mettre de côté l'argent destiné à payer ses impôts. De 40 à 75 ans, Sartre échappe donc complètement à l'aliénation économique. Stendhal se situe, on le sait, tout à l'opposé.

L'âme s'ur

Sartre et Simone de Beauvoir vivront magnifique histoire d'amour. Chacun conserve sa liberté pour ce qui est des galipettes sexuelles ou même des liaisons affectivement plus engagées. Mais le lien qui les unit, intellectuel et sentimental, conserve toujours une priorité indiscutable.

Sartre distingue l'amour nécessaire des amours contingentes, l'amour nécessaire étant celui qui l'attache à l'étudiante rencontrée à la Sorbonne dont il ne sera séparé que par la mort. Quand son amant, le romancier américain Nelson Algren, demande à Simone de Beauvoir de venir vivre en Amérique avec lui, elle répond non parce qu'il y a Sartre qui passe avant tout. Le pauvre est alors obligé d'admettre que la passion qu'elle éprouve pour lui est toute relative. Il n'est rangé qu'au rayon des amours contingentes.

Simone de Beauvoir affirme au moment où ils sont en pleine gloire, que, dans leur couple, le premier qui fera de la peine à l'autre, une grande peine, sera celui qui mourra le premier 17. Il faut lire, pour comprendre la beauté de cette passion La Cérémonie des adieux. Montherlant a très bien dit que l'amour, c'est aussi tenir la tête de l'autre au-dessus de la cuvette quand il vomit.

Donc, ces deux êtres qui passent pour des libertaires sans foi ni loi, du moins dans la presse à succès, vivent un grand amour dont je ne vois peu d'équivalents dans l'histoire des lettres. Ils sont aujourd'hui enterrés au cimetière Montparnasse, l'un à côté de l'autre comme le couple le plus banal et le plus bourgeois qui se puisse trouver.

Cette chance de rencontrer une femme à sa hauteur intellectuellement, possédant une âme élevée, affectivement insoupçonnable, Stendhal ne l'a pas eue. Sa rencontre avec la comtesse Curial ne fut pas négligeable, des échanges comme ceux qu'il eut avec Mme Jules Gautier étaient d'un haut niveau. Nous lui devons notamment Lucien Leuwen. Pourtant, cette âme s'ur, dont il rêve déjà dans la correspondance avec sa s'ur Pauline alors qu'il n'a pas vingt ans, Stendhal ne la trouvera pas.

*

Nous constatons au terme de cet examen que Sartre a réalisé les trois grands rêves de Stendhal : une célébrité immense de son vivant, de l'argent d'une façon quasiment intarissable et, pour la totalité d'une vie, la rencontre d'une grande âme.

On peut se poser une question, à la suite de ce constat : Stendhal ne tient-il pas sa revanche dans la mesure où il est passé à la postérité et a toutes les chances d'y rester alors que rien n'est moins sûr en la matière pour Sartre ?

Avant de répondre, notons que cette idée d'une revanche par la survie de l''uvre vient directement de Stendhal. Dans l'un des brouillons de sa réponse à Balzac, il évoque les hommes politiques qui tiennent le haut du pavé, puis il écrit :

' La mort nous fait changer de rôle avec ces gens-là. Ils peuvent tout sur nos corps pendant leur vie, mais, à l'instant de la mort, l'oubli les enveloppe à jamais 18. '

Revenons maintenant à la question de savoir si Stendhal ne tient pas d'une certaine manière sa revanche du fait que la gloire de Sartre, extraordinaire de son vivant, a bien des chances de ne pas lui survivre. La réponse est non.

Il a été de bon ton de dire que Sartre était déjà fini avant d'être mort. Le structuralisme sonnait le glas de l'existentialisme comme le Nouveau roman jetait aux oubliettes Les Chemins de la liberté. Un académicien déjà disparu des mémoires a même comparé Paul et Jean-Paul, parallèle dans lequel le premier nommé était Paul Bourget très célèbre en son temps et aujourd'hui caduc 19.

Seulement, la réalité dément ces prédictions et l'on peut affirmer sans risques que Sartre restera, comme philosophe et plus encore comme écrivain. Il faudrait une autre conférence pour le justifier. Ce n'est donc pas en matière de gloire posthume que Stendhal prendra sa revanche.

 

II

 

S'il fallait se limiter à un seul mot pour exprimer le choix existentiel de Stendhal, il faudrait certainement opter pour le verbe inventer. Dans le même esprit, il affectionne tout particulièrement l'adjectif ' imprévu ', mais ' inventer ' convient mieux. Inventer ! C'est-à-dire le contraire de ressasser. Picasso disait que l'artiste peut tout se permettre à condition de ne jamais se répéter. Stendhal aurait sans doute volontiers adopté la formule. Cette nécessité de continuellement inventer ne vaut pas seulement dans le domaine de la création. Elle s'applique aussi à la rédaction d'un roman, à la conversation, aux voyages et même à l'agencement, pour chacun, de sa propre vie.

Conversation

Une bonne conversation est celle où les interlocuteurs inventent. Mais, le plus souvent, ceux-ci se contentent de recourir à leur mémoire, d'où bien vite répétition et ennui :

' La plupart des hommes ont un esprit appris ; ils savent deux cents anecdotes, trente plaisanteries. Au bout de deux mois, de six, d'un an au plus, suivant l'ampleur du sac, on les sait par c'ur 20. '

Stendhal épingle ce type de raseur dans le Rouge :

 

' Le maire de Verrières devait une réputation d'esprit et surtout de bon ton à une demi-douzaine de plaisanteries dont il avait hérité d'un oncle 21. '

De telles personnes ne conversent pas, elles rabâchent. Or seules la spontanéité, l'improvisation, l'invention font de la conversation un plaisir parce qu'elles sont la vie et que le ressassement est déjà, à sa manière, une préfiguration de la mort :

' Rien d'agréable à la longue que l'esprit naturel, celui qui est inventé à chaque instant par un caractère aimable sur toutes les circonstances de la conversation 22. '

Julien Sorel a le sentiment d'avoir bien parlé devant ses juges parce que pour la première fois, il n'a pas récité mais improvisé 23. Octave, le personnage principal d'Armance, se rend compte qu'il parle beaucoup mieux depuis qu'il commence ses phrases sans savoir comment il va les terminer. La conversation ne vaut qu'avec des gens d'esprit ainsi définis par Stendhal :

' L'homme d'esprit est celui qui dit des choses agréables, nouvelles pour vous et pour lui 24. '

Belle formule pour exprimer l'idée que d'une bonne conversation on doit sortir peu ou prou transformé. Une vraie conversation a toujours quelque chose d'aventureux. On prend le risque de dire une sottise ou de faire un mauvais calembour, mais seul ce côté un peu débridé permet des trouvailles.

Voyage

Le voyage, pour être agréable, doit reposer sur les mêmes principes. Il ne vaut que pour la part d'imprévu qu'il comporte. Stendhal aurait certainement pris en horreur les voyages organisés. Se déplacer n'a de charme que si l'on ne sait pas trop où l'on dormira la nuit qui vient et qui l'on rencontrera dans la journée. Celui qui a acclimaté le mot touriste en France apprécie en particulier la fréquentation des étrangers parce qu'il a plus de chance, en parlant avec eux, de rencontrer du nouveau :

'... j'aime mieux l'homme d'esprit de Grenade ou de K'nigsberg que l'homme d'esprit de Paris. Celui-ci, je le sais toujours un peu par c'ur. L'imprévu, le divin imprévu peut se trouver chez l'autre 25. '

Roman

Je passe assez rapidement sur la composition d'un roman domaine assez bien connu. ' Faire un plan me glace 26. ' écrit Stendhal. Il existe évidemment une ligne directrice, mais l''uvre se crée dans une sorte de jaillissement. Gide écrit : ' Ce qui fait la vivacité du style de Stendhal, c'est qu'il n'attend pas que la phrase soit toute formée dans sa tête pour l'écrire. 27 ' On notera, au passage, le rapprochement possible avec ce que nous venons de dire d'Octave et l'on comprendra ce qu'entend Stendhal par la formule : ' L''uvre du génie, c'est le sens de la conversation. 28 '

Il en va de même pour l'intrigue. Stendhal dicte parce que l'écriture ne peut suivre la pensée. D'où cette note marginale à propos de la Chartreuse :

' J'improvisais en dictant, je ne savais jamais en dictant un chapitre ce qui arriverait dans le chapitre suivant. 29 '

Vie

Plus important encore, pour Stendhal, il doit en être de même pour notre vie. Au cours de sa vie, il prend de nombreuses résolutions pour se cadrer, mais celles-ci restent en l'état. Il mène sa vie comme il écrit, avec un cap auquel il se tient, mais avec, en même temps, une perspective ouverte. La vie se construit comme un tableau, avec un projet, mais aussi une part laissée à l'aventure, un projet qui se connaît doublé d'un projet qui s'ignore. Une notation du Voyage en France montre bien cette option pour une vie non pas copiée, mais créée, et qui se découvre en se faisant.

' Toute cette malheureuse jeunesse française est donc trompée par la gloire de Napoléon et tourmentée par des désirs absurdes. Au lieu d'inventer sa destinée, elle voudrait la copie... '

Stendhal souligne les mots ' inventer ' et ' copier ' 30.

Et Sartre, dans tout ça ? Rendons-lui visite ou plutôt observons sa statue qui se trouve dans le jardin de l'ancienne Bibliothèque nationale, en face du 4 de la rue Vivienne. Le Sartre statufié est tout entier projeté vers l'avant, oblique par rapport au sol. Il donne le sentiment d'une force qui va, arrachant tout sur son passage, l'impression d'un être complètement tendu vers son projet. Très belle sculpture, exceptionnelle même, dans la mesure où elle réussit à traduire l'essence d'une 'uvre. 31

Le premier événement clé de l'itinéraire philosophique de Sartre est la rencontre avec Husserl, le père de la phénoménologie. Il découvre chez le penseur allemand le concept d'intentionnalité qui joue un rôle très important dans son système. La découverte de cette notion d'intentionnalité est pour lui une illumination parce que, d'une certaine manière, il la portait déjà en lui. On tombe toujours du côté où l'on penche. De plus, Sartre a l'admiration critique. Quand il s'approprie un concept, il a tôt fait de le sartriser.

L'idée de base est que la conscience est toujours conscience de quelque chose. Le réel, ce que les philosophes appellent l'être, existe en soi, autonome, indépendamment des consciences qui peuvent le penser. Ce n'est pas le cas de la conscience. Celle-ci est constamment en relation avec l'être, intentionnelle. Elle est à la fois distincte du réel, et, en même temps, indissociable de ce réel sur lequel elle se projette.

Pour Sartre, la conscience est arrachement à l'être et projection sur lui. Pour exprimer cette idée, il recourt, dans ses carnets de guerre à une image. Dans ce texte, le pour-soi désigne bien sûr la conscience alors que l'en-soi correspond à l'être, au réel sur lequel elle se projette.

' Ainsi la fuite perpétuelle du pour-soi devant l'en-soi qui le glace pourrait se comparer à la mobilité d'une rivière rapide qui, par les grands froids, peut échapper, grâce à la rapidité de son cours, au gel. Qu'elle s'arrête, elle se prend. Mais la rivière est orientée, elle court vers quelque chose. 32 '

On peut se référer aussi à une image qui avait fortement frappé Sartre et dont il parle dans Les Mots, celle d'un hors-bord bondissant au-dessus de l'eau, qui s'en arrache, et se trouve toujours dans la tension d'un but à atteindre. 33 L'homme est un être des lointains, un arbre en fuite du sol, l'être des possibles, un être perpétuellement en avant de soi-même, qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est. Dans l'ontologie sartrienne, et nous revenons au Sartre statufié de la rue Vivienne, l'homme est un roseau penchant.

Cette façon d'envisager la relation de l'homme au monde sauve le sujet. L'homme existe en tant que sujet, mais jamais autrement qu'en relation avec le monde et en tant que projet.

L'homme ne se définit que par cette relation au monde. Il n'y a rien qui lui préexiste, un destin décidé par les dieux, une nature humaine. Le seul trait propre à tous les hommes, la seule chose qui pourrait constituer leur essence, est justement l'absence d'une essence préexistante. C'est de leur existence que découlera leur essence. Ils sont seuls au monde, avec la nécessité de s'inventer, c'est-à-dire de créer leurs propres valeurs. L'homme est l'être par qui les valeurs viennent au monde. D'où l'angoisse puisque chacun se trouve responsable d'une vie que la mort transformera en destin. La mort, c'est le hors-bord qui s'arrête, qui retombe dans l'eau comme la conscience qui s'était arrachée à l'être s'y réenglue. Le pour-soi retombe dans l'en-soi. Le corps qui incarnait la conscience n'est plus qu'une chose.

Certains d'entre vous se disent que j'oublie cette fois Stendhal. D'autres plus attentifs ont remarqué dans mon propos le retour du mot ' inventer '. Ce mot ' inventer ' revient comme un leitmotiv chez Sartre :

'... l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme. 34 '

Dans L'existentialisme est un humanisme, d'où a été tirée cette dernière citation, Sartre s'arrête une situation très proche de celle dont parlait Stendhal à propos des jeunes gens de son époque.

Il évoque le cas d'un jeune homme qui, durant l'Occupation, l'avait consulté pour savoir s'il devait rester aux côtés de sa mère à qui il était indispensable ou s'il devait entrer dans la Résistance. À ce jeune homme, il répond qu'il ne peut pas choisir à sa place :

' Ainsi, venant me trouver, il savait la réponse que j'allais lui faire, et je n'avais qu'une réponse à faire : vous êtes libre, choisissez, c'est-à-dire inventez. 35 '

Le thème se retrouve en fait dans toutes ses 'uvres et je me contenterai d'une référence à la pièce Les Mouches. Une fois commis son double crime, Oreste se retrouve face à Jupiter qu'il avait rencontré en arrivant à Argos. Jupiter lui propose de le sauver et même de le mettre sur le trône s'il veut bien se repentir. Oreste refuse obstinément et tient à endosser la responsabilité de son acte : ' Car je suis un homme, Jupiter, et chaque homme doit inventer son chemin. 36 '

Dans la perspective existentialiste, l'homme doit librement, et à chaque instant, inventer sa vie. L'individu a, souvent assez tôt, fait un choix auquel il se tient. Cependant, ce choix peut, jusqu'au dernier moment, être remis en question. La vie est risque, aventure, déréliction, angoisse, mais la seule manière d'être authentique est d'assumer sa liberté avec tous les inconvénients que nous venons d'énumérer. Et de perpétuellement se créer. Le rapprochement avec Stendhal est évident. Faudrait-il donc voir avec l'auteur du Rouge le précurseur de l'existentialisme ? Trouve-t-on chez lui le sentiment ou le pressentiment qu'une vie peut être plus authentique qu'une autre ? Patience.

*

Une vérité s'impose. Stendhal et Sartre sont des moralistes et ils s'insèrent ainsi parfaitement dans une tradition française inaugurée par Montaigne et Pascal. Leur gibier est le c'ur humain (pour ne pas dire l'âme) et leur problème celui de la conduite à tenir. Pour l'un comme pour l'autre, le problème se ramène à définir une ligne de conduite après la mort de Dieu. À l'affirmation qui se trouve en substance dans Les Frères Karamazov ' Si Dieu n'existe pas, tout est permis ', ils tentent d'apporter une dénégation 37.

On connaît a distinction traditionnelle entre le moraliste qui se contente d'étudier les m'urs sans donner de conseils et le moralisateur qui indique la bonne façon de se conduire. Cette distinction quasiment scolaire étant posée, force nous est de constater qu'il est bien difficile de trouver un moraliste qui ne devienne pas à un certain moment moralisateur. Il n'existe pas, en fait, entre ces deux catégories, une frontière linéaire intangible. Il faut seulement prendre en compte les dominantes et, ce point acquis, Stendhal et Sartre sont bien des moralistes, intéressés d'abord par le fonctionnement de l'être humain et apparemment plus soucieux de trouver des règles de conduite pour eux-mêmes que de prêcher la bonne parole.

Pour Stendhal, les règles qui régissent notre conduite ne doivent pas être imposées de l'extérieur. Exit donc, pour cet athée inflexible, toute sorte de table de la loi d'origine religieuse. Il refuserait aujourd'hui la charia islamique comme il refusa en leur temps les dix commandements. Pour lui, ainsi que pour nombre de nos contemporains (un peu moins tout de même à son époque qu'aujourd'hui), la morale est descendue du Ciel sur la Terre.

Aux yeux de Stendhal, la morale est une affaire personnelle dans la ligne d'un combat séculaire en faveur des droits de la conscience errante. Henri Beyle sur ce point rejoint Pierre Bayle. À une morale de la coercition succède une morale de l'adhésion. Cela n'implique pas, bien entendu, une sorte de spontanéisme conséquence de la disparition de toutes règles. Les règles subsistent, mais elles sont auto-produites ou choisies chez d'autres.

Toute sa morale repose sur une seule règle trouvée chez Chamfort et qu'il a fait sienne : ' Jouis, et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale. 38 ' Il lui arrive de formuler un peu différemment cette maxime 319, mais le sens reste exactement le même.

Stendhal choqua une partie de ses contemporains à la suite d'une note de son Histoire de la peinture en Italie où il s'exprime sur l'homosexualité masculine que l'on appelait, à cette époque, la pédérastie : ' Une des sources les plus fécondes du baroque moderne, c'est d'attacher le nom de vice à des actions non nuisibles. 39 '

Au principe unique emprunté à Chamfort pourrait simplement être ajoutée une règle simple que Stendhal tire cette fois de son propre fonds (peut-être inspiré par Rousseau) : ' Il n'y a qu'une loi en sentiment. C'est de faire le bonheur de ce qu'on aime. 40 '

Toute la morale de Stendhal tient en ces quatre points : refus d'une détermination extérieure, lucidité quant au caractère mystificateur de l'idéologie dominante que ses adversaires appelaient l'obscurantisme, recherche du bonheur sans faire de mal ni à soi ni aux autres, nécessité d'aimer les autres pour eux et non pour soi.

Ces règles de conduite ne sont en rien incompatibles avec la liberté puisque selon une formule connue '... l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. 41 '

Pour Stendhal, l'homme doit décider seul. Il doit être suffisamment clairvoyant pour ne pas se laisser duper par les farces qui permettent aux prêtres et aux gouvernants d'aliéner les hommes. Pour lui déjà la religion est l'opium du peuple. Il importe aussi de prendre en compte sa propre dignité et celle des autres. Nous sommes en présence d'une morale de la lucidité, de la liberté et du respect de la personne. Elle se ramène à la question : Comment être heureux et digne dans un monde sans Dieu ? C'est une morale du bonheur et de l'honneur.

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Ceux qui connaissent Sartre ont déjà perçu l'ampleur des ressemblances. Revenons au point où nous l'avons laissé. L'homme se définit comme un projet sauf quand il dort (et encore) où lorsqu'il est mort, situation où il n'est plus humain puisque tombé dans l'univers des choses.

Ce projet de vie, il l'a choisi dans la liberté sinon dans la lucidité 42. En revanche, la lucidité lui permet de comprendre qu'il sera entièrement responsable de sa vie. Il n'est pas responsable de la situation qui lui a été faite par l'histoire, d'avoir les yeux bleus ou marron, d'être né dans une famille de prolétaires ou de bourgeois à telle ou telle date. Mais il est libre dans la manière dont il se comporte face à ce donné. Il est responsable de ce qu'il fait de ce que l'histoire a fait de lui. Se sentant ainsi responsable de ce que sera sa vie transformée par la mort en destin, il peut être en proie à l'angoisse, la fameuse angoisse existentielle.

Sa lucidité, comme chez Stendhal, peut porter sur tout ce qui dans son environnement historique est de nature à l'aliéner. Le philosophe a d'abord pour fonction de démystifier, même si de nouveaux mythes se reconstituent sur la ruine de ceux qu'il a défaits. Mais la lucidité se rapporte surtout à sa déréliction, sa contingence, sa gratuité et sa solitude devant la nécessité, par son existence, de créer son essence.

Certains vont chercher à éviter cette angoisse née de la nécessité de constamment se définir. Ce sont, dans la terminologie de Sartre, les ' salauds ', ceux dont Roquentin regarde les portraits au musée de Bouville. Ils se sont glissés et figés une fois pour toutes dans un rôle, ils ont vécu paisiblement avec le sentiment d'avoir été mandatés pour ce rôle et se sont ainsi chosifiés de leur vivant. Morts avant d'être descendus au tombeau. Après avoir expliqué que, me voulant libre, je ne peux que souhaiter la liberté d'autrui, Sartre écrit :

' Ainsi, au nom de cette volonté de liberté, impliquée par la liberté elle-même, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité de leur existence, et sa totale liberté. Les uns qui se cacheront, par l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu'elle est la contingence même de l'apparition de l'homme sur la terre, je les appellerai des salauds. 43 '

Le ' salaud ' est une sorte de damné laïque. La morale de Sartre est une théologie retournée.

Pour désigner ceux qui n'assument pas leur liberté, Simone de Beauvoir, dans Pour une morale de l'ambiguïté, emploie un terme encore plus fort et, il faut bien le dire, inquiétant. Elle parle de ' sous-hommes ', ce qui, même en 1947, sonne bizarrement 44.

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Nous commençons à comprendre que l'analogie avec Stendhal est moins évidente qu'elle a pu le paraître à première vue. Ils ont en commun l'idée d'une morale de la liberté, de la lucidité, strictement individuelle, mais deux grandes différences les séparent :

' la lucidité chez Sartre porte d'abord sur le caractère contingent de notre être-au-monde, la lucidité sur les mystifications de l'ordre social ne venant qu'après ;

' la dimension du bonheur n'apparaît pas chez Sartre.

La morale de Stendhal est prioritairement hédoniste ou plus exactement eudémoniste (la plus grande possibilité de bonheur pour moi et pour le plus grand nombre). D'une certaine manière, elle est utilitariste, déterminée par ses fins.

La morale de Sartre est presque une morale de curé (ou de pasteur) puisqu'elle repose sur une opposition tranchée entre le Bien et le Mal qui est posée comme un a priori. L'homme est libre. Celui qui assume cette liberté est du côté du Bien. Celui qui la fuit par des conduites de mauvaise foi, l'esprit de sérieux, la lâcheté, le prétexte déterministe, est du côté du Mal.

Explicitement, Sartre évacue le problème du bonheur dont on sait l'importance qu'il a pour Stendhal : ' Il ne me vint jamais à l'esprit non plus d'essayer une morale du plaisir pur ou du bonheur : cela n'était pas mon lot. 45 '

Avec cette sorte d'impératif catégorique qu'est la nécessité pour chacun d'assumer sa liberté, nous nous trouvons dans la mouvance de Kant et, en même temps, pas très loin d'Aristote. Pour Sartre, la seule chose qui puisse relever d'une nature est le fait d'être libre. Une ' bonne ' conduite morale consiste à assumer cette liberté. Seul celui qui le fait mérite son brevet d'authenticité. Nous rejoignons ainsi la morale ' naturelle ' d'Aristote pour lequel se conduit vertueusement celui qui agit en conformité avec la nature de l'homme.

La morale de Stendhal repose sur un projet : celui d'être heureux et de rendre heureux. La morale de Sartre s'édifie sur le postulat, qu'il est mieux d'assumer sa liberté que de ne pas le faire. La chasse au bonheur ne l'intéresse pas.

La morale de Stendhal paraît plus proche de cet entre deux millénaires dans lequel nous nous trouvons que celle de Sartre. Dans Le Crépuscule du devoir, Gilles Lipovetsky a bien fait le point sur la situation actuelle, du moins pour les sociétés de type occidental. L'expression ' crépuscule du devoir ' désigne la disparition de toutes les morales fondées sur une transcendance. Nous vivons à l'époque de l'individualisme triomphant. La morale peut se ramener à un principe unique qui pourrait se formuler ainsi : est bien tout ce qui contribue à ma réalisation et à mon bonheur et éventuellement à celui de mes proches sans pour autant empêcher les autres d'atteindre un objectif du même type.

Nous sommes beaucoup plus près de Stendhal (qui y ajoute tout de même la dimension de l'honneur) que de Sartre lequel, d'une certaine manière, avec une idée de l'homme présentée comme un absolu, réintroduit la transcendance. La différence est donc radicale entre les deux systèmes moraux.

L'examen d'un autre point va nous permet de répondre dans le même sens à la question ' Peut-on voir en Stendhal un précurseur de l'existentialisme ?

Nous avons noté les nombreuses similitudes avec la pensée de Sartre et tout spécialement avec l'idée fondamentale de l'existentialisme selon laquelle chacun doit inventer sa vie. Pourtant, un passage d'un article sur Helvétius paru dans la presse anglaise montre que Stendhal est loin de la liberté sartrienne et de la totale responsabilité qui en découle. Pour lui, le fait d'avoir une âme généreuse, prédisposée au Bien, relève d'une sorte de prédestination.

' Dans presque toutes les circonstances de la vie une âme généreuse perçoit la possibilité de certaines actions dont une âme commune est incapable de concevoir l'idée. Dès l'instant où un homme aux sentiments généreux entrevoit la possibilité d'accomplir ces mêmes actions, il est, dès cet instant, de son intérêt de les accomplir, faute de quoi il ressent l'aiguillon du mépris de soi et de ce fait devient malheureux. 46 '

Le mot ' intérêt ' est pris ici dans le sens de ' mobile qui le pousse à chercher le bonheur '. L'homme généreux n'est pas spécialement méritant. Il ne peut même pas mépriser une crapule puisqu'il lui serait impossible d'en être une.

Le fait de ne pas être une âme basse, de faire partie de l'élite qui est prédisposée au bien, se rattache, selon la manière dont on l'envisage, à une bénédiction ou une malédiction. La notion d'' authenticité ' telle que Sartre la conçoit ne trouve donc pas sa place dans ce système. Sur un plan théorique, en dépit de nombreuses affinités, il n'est donc pas possible de voir en Stendhal un précurseur de l'existentialisme.

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Nous avons simplifié. Comment faire autrement. Que vaut, par exemple, cette théorie de la liberté pour l'abbé Chélan, le bon curé du Rouge et le Noir devenu gâteux à la fin du roman. Julien Sorel, après sa visite, tire une conclusion : '... mais une mort rapide et à la fleur des ans me met précisément à l'abri de cette triste décrépitude. 47 '

Et que vaut cette liberté pour Sartre, le Sartre très diminué des dernières années. Sartre qui n'a pas la chance comme Camus d'être fauché en pleine possession de ses moyens. Il a, nous l'avons vu, tiré sur la machine d'une façon démente, et il lui a fallu un solide fond de santé pour résister aussi longtemps qu'il l'a fait. Mais après plusieurs alertes, il subit en 1971 une première attaque cérébrale. Dans les années qui suivent, le physique le trahit. Sartre n'est plus dans Sartre. Simone lutte pour préserver ce qui peut être préservé. Je renvoie pour plus de détails à ce triste et beau livre qu'est La Cérémonie des adieux.

Comme tout homme célèbre, Sartre est entouré de parasites qui en veulent à son portefeuille ou à son âme. Je passe rapidement sur l'épisode Mao pour en venir à la manipulation, d'autres parlent d'un ' détournement de vieillard ' dont il fut l'objet. Durant ses dernières années, il est véritablement pris en main par un militant gauchiste, Pierre Victor, qui reprendra ensuite son vrai nom, Benny Lévy. Il en sortira un entretien mis au point par Benny Lévy (puisque Sartre est aveugle) dans lequel en fin de parcours, l'auteur de L'Etre et le Néant, découvre que la vérité est dans le messianisme juif et la résurrection des corps, du moins à ce qu'on lui fait dire. Celui qui avait le mieux répondu à la grande interrogation morale d'aujourd'hui ' de la conduite à tenir quand la foi a disparu ' terminait sa vie dans le mysticisme et la bondieuserie, semblable à ces libres-penseurs à qui, sur leur lit d'agonie, un homme d'Église vient arracher un ultime acquiescement-reniement 48.

Le gâtisme de l'abbé Chélan correspond certainement à une hantise pour Stendhal (la crainte qui nous habite d'une dégradation intellectuelle avec l'âge). Sartre a eu tout ce qui a manqué à Stendhal, mais il a raté sa sortie. On est jeune tant que la vie ressemble à une ascension et ce fut le cas de Stendhal. La vie de Sartre se termine dans une triste dégringolade.

S'il avait été loisible à Stendhal d'établir une comparaison, il se serait sans doute félicité d'avoir échappé à cette avanie. Il lui aurait semblé préférable de mourir moins âgé mais en pleine possession de ses moyens. Alfred Fabre-Luce souhaitait que sa mort soit une note juste au terme d'une partition achevée. Quelle plus belle mort pour un écrivain du XIXe siècle que de s'écrouler selon l'expression de Crouzet, au champ d'honneur du lettré parisien, sur le boulevard.

En dépit de quelques troubles passagers à Civitavecchia, Stendhal avait conservé son esprit intact et l'espoir, malgré l'angoisse obscure du temps qui se raréfiait, que l'essentiel n'était pas encore arrivé. Le 22 mars 1842, il s'est habillé avec soin, il a ajusté son ratelier et son toupet, s'est même un peu poudré, puis il est descendu dans la rue. Et tout à coup, il a vu passer une femme magnifique, toutes voiles dehors, sa jupe faisant l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large. Le rythme de son c'ur s'est accéléré car notre vieux beau se disait que... il s'est hissé sur ses talonnettes pour mieux voir, mais cette fois le c'ur s'est définitivement emballé. Trente secondes avant l'attaque d'apoplexie qui le foudroie, devant le 24 de l'actuelle rue des Capucines, il faut imaginer Stendhal heureux.

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Cette conférence a été prononcée pour la première fois au Cercle universitaire de Fontenay-aux-roses le 22 mai 2001. Elle a bénéficié des informations de V. del Litto et de Jacques Houbert pour des points d'érudition. Yves Feugeas a appliqué son esprit minutieux aux questions de langue et à la vérification des références. La version définitive a été prononcée le 5 décembre 2001 à la Bibliothèque historique de la Ville de paris sous l'égide de l'Association des amis de Stendhal.

 

REFERENCES

1. Simone de Beauvoir évoque à plusieurs reprises le projet de Sartre (' Je veux être Spinoza et Stendhal. ') : La Cérémonie des adieux, Gallimard, Folio, p. 182, 203, 225 et 228 ; Mémoires d'une jeune fille rangée, Gallimard, Folio, p. 479 : ' Il aimait autant Stendhal que Spinoza et se refusait à séparer la philosophie de la littérature. '

2. Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 491. Pour le point de vue négatif : Lettres au Castor et à quelques autres, tome II, Gallimard, p. 20-21 : ' J'ai écrit une trentaine de pages sur votre beau carnet bleu de nuit. [... ] C'était à propos du Journal de Stendhal ' ce que je pensais dessus, du mal. ' En revanche, dans ce qui deviendra Les Carnets de la drôle de guerre, écrits à la même époque, il s'exprime tout autrement ; (Gallimard, p. 491) : ' Relu avec une admiration profonde les soixante premières pages de La Chartreuse de Parme. Le naturel, le charme, la vivacité d'imagination de Stendhal ne peuvent être égalés. Ce sentiment de l'admiration, si rare chez moi, je l'ai eu pleinement. Et quel art du roman, quelle unité dans le mouvement. '

3. 'uvres romanesques, Gallimard, Pléiade, p. 1037. Mathieu revient dans sa chambre après une période d'absence et il y retrouve quelques volumes rassemblés en vue de cette étude qui lui apparaît comme celle d'un autre : ' Un volume d'Arbelet, un autre de Martineau, Lamiel, Lucien Leuwen, les Souvenirs d'égotisme. Quelqu'un avait projeté d'écrire un article sur Stendhal. '

4. ' Pourquoi Sartre n'a pas écrit sur son écrivain préféré : Stendhal ' dans Lectures de Sartre, (Textes réunis et présentés par Claude Burgelin), Presses universitaires de Lyon, 1986, p. 139-157.

5. Vie de Henry Brulard : ' On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détail. ' ('uvres intimes, Gallimard, Pléiade, tome II, p. 959).

6. La guerre a marqué Stendhal dans les années qui ont précédé, mais l'expérience cruciale est bien la retraite de Russie (' Ce voyage seul me paie ma sortie de Paris en ce que j'y ai vu et senti des choses qu'un homme de lettres sédentaire ne devinerait pas en mille ans. ' (Correspondance, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 683).

Même s'il ne fait pas vraiment la guerre (il est dans la météorologie puis prisonnier) l'expérience du passage aux armées marque profondément Sartre. Il s'exprime en plusieurs endroits sur cette question, notamment dans la correspondance et les carnets. Par exemple, dans Situations, X, Gallimard, p. 180 : ' La guerre a vraiment divisé ma vie en deux. Elle a commencé quand j'avais trente-quatre ans, elle s'est terminée quand j'en avais quarante et ça a vraiment été le passage de la jeunesse à l'âge mûr. '

I

7. Sur le rapport de Mauriac au peuple, lire Mon Malagar de Lucienne Sinzelle, Gallimard, Haute enfance, 2000. Citation de Sartre (' Avec ce gros homme... '), Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 617.

8. Stendhal apprécie longtemps son grand-père Gagnon qu'il présente comme une sorte de Fontenelle. Il finira pourtant par s'en déprendre. Le grand-père de Jean-Paul, Charles Schweitzer, décide de se consacrer entièrement à la formation de son petit-fils. Humaniste qui a plus de mille volumes dans sa bibliothèque, pédagogue né, il initie Poulou à la musique, à Bach tout spécialement, et aux auteurs classiques. Ce qui fait que Sartre prendra ces ceux-ci en grippe à l'exception de Stendhal auquel il paraît avoir été initié par sa grand-mère Louise Guillemin, épouse de Charles, femme d'esprit assez libre.

L'enfant, hormis un bref épisode, ne connaîtra pas l'institution scolaire avant l'âge de dix ans.

9. 'uvres intimes, Gallimard, Pléiade, tome II, p. 616, chapitre IX de la Vie de Henry Brulard.

10. Les Mots, Gallimard, Folio, p. 111-112.

11. Les Mots, Gallimard, Folio, page 204.

12. Pour plus de renseignements sur Sartre et la musique, voir Situations, X, Gallimard, ' Autoportrait à soixante-dix ans ' (entretien avec Michel Contat), p. 167-172. Il y parle notamment de son refus du concert.

13. Vie de Henry Brulard, ch. I, 'uvres intimes, Gallimard, Pléiade, tome II, p. 536 : ' Ce café trop excellent, lettre de change tirée sur le bonheur à venir au profit du moment présent... '

14. Dans le Journal (13 décembre 1810) : ' Le docteur Bayle me dit qu'encore trois ou quatre chaudes-pisses, je ne pourrai plus pisser qu'avec une sonde. ' : 'uvres intimes, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 641. Sur une certaine insouciance quant aux conséquences : ' On m'a mis actuellement six onces de mercure dans le corps pour guérir le fameux point de côté. Je m'intéresse médiocrement au gain de cette partie ' (Lettre à sa s'ur Pauline, 1er novembre 1815, jour de Toussaint), Correspondance, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 812. Le mercure, on le sait, était utilisé pour soigner les maladies vénériennes.

15. Lamiel ou la boîte de Pandore, Puf, Le texte rêve, p. 29.

16. Voir notamment, de Pierre Barberis, ' Sartre et le libéralisme ' dans Autour de Jean-Paul Sartre, Gallimard, Idées, p. 95 et 111-112.

17. ' D'une manière plus générale, je savais qu'aucun malheur ne me viendrait jamais par lui, à moins qu'il ne mourût avant moi. ', La Force de l'âge, Gallimard, Folio, p. 28.

18. Correspondance, Gallimard, Pléiade, tome III, p. 404.

19. Jacques Laurent, Paul et Jean-Paul, Grasset, 1951. Repris dans L'Esprit des lettres, De Fallois, 1999.

II

20. Lettre à sa s'ur Pauline, 8 mars 1805, Correspondance, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 184.

21. Le Rouge et le Noir, fin du troisième chapitre de la première partie, Romans et nouvelles, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 230.

22. Correspondance, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 184. Cette phrase vient immédiatement après celle qui correspond à la note 21. Stendhal souligne l'ensemble du passage.

23. Romans et nouvelles, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 678 : (Julien parle à Mathilde) : ' N'étais-je pas beau, hier, quand j'ai pris la parole ? répondit Julien. J'improvisais, et pour la première fois de ma vie ! il est vrai qu'il est à craindre que ce ne soit aussi la dernière. '

24. Journal (reconstitué), 2 mars 1829, 'uvres intimes, tome II, Gallimard, Pléiade, p. 103 En fait, note sur un exemplaire d'Éloge de la folie d'Érasme comme l'indique la note de la page 1066 de l'ouvrage cité.

25. Mémoires d'un touriste, (Chaumont, le 3 mai 1837), Voyages en France, Gallimard, Pléiade, p. 46.

26. Second brouillon d'une lettre à Balzac pour le remercier de son article sur la Chartreuse (' J'ai fait quelques plans de romans par exemple Vanina ; mais faire un plan me glace. '), tome II de la Chartreuse dans l'édition du Cercle du Bibliophile, n°25, p. 525. Autre formulation dans le tome III de la Correspondance en Pléiade, p. 393 : ' J'avais fait dans ma jeunesse quelques plans de romans ; en écrivant des plans je me glace. '

27. Journal, 1939-1949, Souvenirs (27 novembre 1941), Gallimard, Pléiade, p. 102. Gide renvoie au passage d'Armance que nous avons évoqué.

28 Journal (21 mars 1805), 'uvres intimes, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 277.

29. Écrit face à la page 146 d'un exemplaire de la Chartreuse et daté ' Civita-Vecchia, 4 novembre 1840 '. Cité par Martineau, p. 1371 du tome II des Romans et nouvelles dans la Pléiade.

30. Voyage en France, ' Béziers ', (sans date), p. 560 des Voyages en France, Gallimard, Pléiade. Le développement sur l'invention chez Stendhal reprend, pour l'essentiel, le chapitre ' Le grand mot : inventer ' de notre Cher Stendhal, Un pari sur la gloire, Presses de Valmy, 1999.

31. Pour voir cette statue, il faut entrer dans le jardin qui se trouve en face du 4 de la rue Vivienne. Si vous êtes passé par l'ancienne Bibliothèque nationale (58 de la rue de Richelieu), une fois dans le hall, aller à gauche. La porte du jardin est au bout à droite. La statue est due à Roseline Granet. Il s'agit d'un dépôt de l'État (ministère de la Culture) datant de 1986. Un excellent gratin d'écrevisses à la brasserie Le Grand Colbert au 2-4 rue Vivienne.

32. Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 465.

33. Les Mots, Gallimard, Folio, p. 187-188 : ' En 1948, à Utrecht, le professeur Van Lennep me montrait des tests projectifs. Une certaine carte retint mon attention : on y avait figuré un cheval au galop, un homme en marche, un aigle en plein vol, un canot automobile bondissant ; le sujet devait désigner la vignette qui lui donnait le plus fort sentiment de vitesse. Je dis : ''C'est le canot. '' Puis je regardai curieusement le dessin qui s'était brutalement imposé : le canot semblait décoller du lac, dans un instant il planerait au-dessus de ce marasme onduleux. La raison de mon choix m'apparut tout de suite : à dix ans j'avais eu l'impression que mon étrave fendait le présent et m'en arrachait ; depuis lors j'ai couru, je cours encore. La vitesse ne se marque pas tant, à mes yeux, par la distance parcourue en un laps de temps défini que par le pouvoir d'arrachement. ' À la différence de l'image de la rivière celle-ci n'est pas utilisée par Sartre à des fins didactiques. Elle nous paraît cependant très bien convenir.

La formule selon laquelle l'homme est ' un arbre en fuite du sol ', utilisée tout de suite après, est empruntée à Alain Borne, poète dont parle Sartre dans ses Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 488.

34. L'existentialisme est un humanisme, Gallimard, Folio p. 40.

35. L'existentialisme..., p. 46. Voir aussi p. 66 : '... il était obligé d'inventer sa loi lui-même ' ; p. 71 : ' Le contenu est toujours concret et par conséquent imprévisible ; il y a toujours invention. La seule chose qui compte c'est de savoir si l'invention qui se fait, se fait au nom de la liberté. ' ; p. 73 : '... mais si j'ai supprimé Dieu le père, il faut bien quelqu'un pour inventer les valeurs. '

36. Les Mouches, Gallimard, Folio, p. 235. L'idée que la morale est une affaire strictement humaine est exprimée à plusieurs reprises dans cette pièce : ' La justice est une affaire d'hommes, et je n'ai pas besoin d'un Dieu pour me l'enseigner. ' (Oreste, p. 203) ; ' Tu es le roi des Dieux, Jupiter, le roi des pierres et des étoiles, le roi des vagues de la mer. Mais tu n'es pas le roi des hommes. ' (Oreste, p. 232).

37. Souvent formulé ainsi, par exemple chez Simone de Beauvoir dans Pour une morale de l'ambiguïté, Gallimard, Idées, p. 21. Sartre cite autrement dans L'existentialisme est un humanisme, p. 39 : ' Si Dieu n'existait pas, tout serait permis '. Dans l'édition de la Pléiade des Frères Karamazov (p. 88), le texte est : ' Pas d'immortalité de l'âme, donc pas de vertu, ce qui veut dire que tout est permis. ' En fait le thème revient tout au long du livre (p. 67, 73-74, 88, 144, 249, 339, 431, 617, 621, 633, 653, 661, 679, 723-726).

38. Maximes et pensées, caractères et anecdotes, Garnier-Flammarion, GF, p. 123.

39. Histoire de la peinture en Italie, chapitre CVIII, ' Du style dans le portrait ', volume 27 de l'édition du Cercle du bibliophile, p. 93.

40. Journal, 19 juin 1805, 'uvres intimes, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 330. Parlant de Rousseau, nous pensons au passage des Confessions où celui-ci découvre qu'il n'est plus seul dans le c'ur et le lit de Mme de Warrens et où il fait passer le bonheur de celle qu'il aime avant le sien, texte dont la lecture est conseillée à tous les jaloux (Les Confessions, Livre cinquième, 'uvres complètes, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 178) : ' Je n'appris pourtant pas sans peine que quelqu'un pouvait vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. [...] Cependant au lieu de prendre en aversion celui qui me l'avait soufflée, je sentis réellement s'étendre à lui l'attachement que j'avais pour elle. Je désirais sur toute chose qu'elle fût heureuse, et puisqu'elle avait besoin de lui pour l'être, j'étais content qu'il fût heureux aussi. '

41. Du contrat social, Livre I, chapitre 8, '... car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté '. 'uvres complètes, Gallimard, Pléiade, tome IV, p. 365.

42. Problème de la conscience non thétique de soi qui sait sans savoir qu'elle sait. On se choisit sans savoir qu'on se choisit et donc un choix libre, mais sans la conscience de choisir. Il y a conscience de soi, mais non conscience réflexive de soi.

43. L'existentialisme est un humanisme, Gallimard, Folio, p. 70-71. Dans La Nausée, 'uvres romanesques, Gallimard, Pléiade, plusieurs références (p. 113, '... adieu, Salauds ' qui suit la visite du musée de Bouville et p. 142, 155, 185).

44. Pour une morale de l'ambiguïté, Gallimard, Idées, p. 61-62. : ' Exister, c'est se faire manque d'être, c'est se jeter dans le monde : on peut considérer comme des sous-hommes ceux qui s'emploient à retenir ce mouvement originel, ils ont des yeux et des oreilles, mais ils se font dès l'enfance aveugles et sourds, sans amour, sans désir. Cette apathie manifeste une peur fondamentale devant l'existence, devant les risques et la tension qu'elle implique ; le sous-homme refuse cette ' passion ' qu'est sa condition d'homme, le déchirement et l'échec de cet élan vers l'être qui toujours manque son but, mais par là c'est l'existence même qu'il refuse. ' Sur le ' sous-homme ', voir aussi p. 63 et 64 du même ouvrage.

45. Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 278.

46. Article dans Paris Monthly Review (avril 1822) signé Alceste cité dans Stendhal, Paris-Londres, Chroniques ; Stock, 1997, p. 19. Stendhal résume la pensée d'Helvétius après avoir remarqué qu'il aurait été préférable de remplacer le mot ' intérêt ' par le mot ' plaisir '. Mais il reprend immédiatement l'idée à son compte : ' Ce principe de Helvétius est vrai, même dans les plus violentes aberrations de la passion, et même dans le suicide. En un mot, il est contraire à la nature de l'homme, il lui est même impossible, de ne pas faire ce qu'il croit pouvoir le conduire au bonheur au moment où la possibilité lui en est offerte. ' ' La nature de l'homme ' dit Stendhal. Or c'est justement le concept que récuse Sartre quand il définit ce qu'est l'existentialisme, même si, nous le montrons, il le réintroduit subrepticement.

47. Le Rouge et le Noir, ch. XXXVII de la deuxième partie, ' Un donjon ', Romans et nouvelles, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 652.

48. Sur ces questions voir le livre de Benny Lévy cité : L'Espoir maintenant, Les entretiens de 1980, Verdier, 1991. Il est évident que, soucieux d'un effet dramatique et pressé par le temps, nous ne sommes pas entrés dans le détail à propos des dernières années de Sartre. Mais on peut s'étonner de voir l'admiration que suscite sa ' capacité de rupture '. Ainsi Bernard-Henri Lévy dans un entretien pour le Magazine littéraire (' Une philosophie par ruptures ', n° 384, février 2000, p. 22-27) admire-t-il l'aptitude qu'a Sartre de rompre avec la pensée précédente : ' Le geste lui-même est d'une radicalité, d'une beauté sans exemple. '

On peut se demander si le geste aurait été trouvé aussi admirable dans le cas où, par exemple, Sartre, avec encore plus de radicalité, serait devenu soudainement raciste. Notre admirateur enchaîne : ' On ferait mieux, au lieu de dire des sottises sur le gâtisme du vieux Sartre, ou sur l'obscure manipulation opérée par l'horrible Benny Lévy, de prendre la mesure de ce geste inouï et des risques qu'il impliquait pour son auteur. Sartre avait toujours été hostile aux rentiers de la culture. Il avait toujours dit son goût de ce qu'il appelait les ''penseurs à explosion''. Eh bien voilà. Il explose. Pour la dernière fois, il rompt, il interrompt. ' Comment, ce faisant, Sartre réalise l'exploit de ' renouer avec le meilleur de sa jeunesse ', nous avouons ne pas le comprendre. Bernard-Levy dont tout le monde dit qu'il est un philosophe sans concepts aura du moins inventé celui de l'auteur à explosion.

L'expression ' détournement de vieillard ' est due à Olivier Todd. Nous sentons le besoin de revenir sur cette question traitée ici d'une manière un peu provocatrice. Il demeure cependant, qu'à choisir, Stendhal aurait préféré la mort qui fut la sienne à celle de l'abbé Chélan.

Il faudrait peut-être aussi s'arrêter sur une grande différence qui sépare Stendhal de Sartre : à son époque, il n'y avait pas d'interviews.

 

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Le parallèle entre Sartre et Stendhal a donné lieu à deux articles, dans la revue Stendhal-Club, qui se situent dans une perspective différente de la nôtre.

LOUETTE, Jean-François, ' Stendhal et le refuge perdu de Jean-Paul Sartre ', Stendhal-Club, n° 139, p. 203-218.

SMITH, Alain, ' Sartre et Stendhal autobiographes ', Stendhal-Club, n° 118, 1998, p. 116-124.

Articles

Paul Désalmand:

Cher Stendhal ( le dossier)

Stendhal, Sartre et la morale

René Servoise:

Le merveilleux dans dans La Chartreuse de Parme.

Des séjours parisiens d'Henri Beyle au Paris de Stendhal

Stendhal diplomate

Stendhal et l'Europe

 

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